mercredi 22 avril 2015

Jusqu'au bout de la mer

"Il glissait sur les flots. En silence. Allongé au fond de sa barque, il ne se dirigeait qu'à la vue des étoiles. Dans ces moments-là, il n'était rien. Il s'oubliait. Plus personne ne le connaissait. Plus personne ne parlait. Il était un point perdu dans l'eau. Une minuscule barque de bois qui oscillait sur les flots. Il n'était rien et laissait le monde le pénétrer. Il avait appris à comprendre la langue de la mer, les ordres du vent, le murmure des vagues.
"Il n'y avait que la contrebande. Il lui fallait le ciel entier, plein d'étoiles mouillées, pour épancher sa mélancolie. Il ne demandait rien. Qu'on le laisse simplement glisser au fil de l'eau en abandonnant derrière lui les tourments du monde.

(...)

"Finalement, Donato se tourna vers le petit et lui dit avec une voix douce et grave :
"Les femmes ont des yeux plus grands que les étoiles."
"L'enfant acquiesça sans comprendre. Mais il n'oublia jamais cette phrase. Donato avait voulu s'acquitter du serment des Scorta. Transmettre à son tour un savoir à l'un des siens. Il avait longtemps réfléchi. Il s'était interrogé sur ce qu'il savait, ce qu'il avait appris dans la vie. La seule chose qui s'imposait, c'était cette nuit passée avec Alba et son fils. Les grands yeux noirs d'Alba dans lesquels il s'était plongé avec délices. Oui, les étoiles lui avaient semblé minuscules en comparaison de ces deux pupilles de femme qui hypnotisaient la lune elle-même.

"Ce furent les derniers mots qu'il prononça. Les Scorta ne le revirent plus. Il n'accostait plus. Il n'était qu'un point mouvant entre deux côtes, qu'une barque filant dans la nuit. Il ne transportait plus de cigarettes. Il était devenu passeur et ne faisait plus que cela. De la côte albanaise à la côte des Pouilles, sans cesse, il prenait et déposait des étrangers venus tenter leur chance : des jeunes gens, maigres d'avoir trop peu mangé, qui fixaient la côte italienne avec un regard d'affamé. Des jeunes gens dont les mains tremblaient, impatientes de travailler. Ils allaient aborder une terre nouvelle. Ils vendraient leur force de travail à qui en voudrait, le dos cassé pour ramasser les tomates dans les grandes propriétés agricoles de Foggia ou la tête penchée sous la lampe dans les ateliers clandestins de Naples. Ils allaient travailler comme des bêtes, acceptant qu'on les fasse suer jusqu'à la dernière goutte de leur corps, acceptant le joug de l'exploitation et le règne violent de l'argent. Ils savaient tout cela. Que leurs corps jeunes seraient marqués à jamais de ces années de travail trop dur pour un homme, mais ils avaient hâte. Et Donato les voyait s'illuminer, tous, lorsque la côte italienne approchait, de la même lueur d'impatience vorace.

(...)

"Beaucoup de femmes montèrent dans sa barque. Les Albanaises qui allaient trouver une place dans les hôtels de la côte comme femmes de chambre, ou dans les familles italiennes comme aides-soignantes pour les vieillards. Les Nigériennes qui vendaient leur corps sur les bords de la route entre Foggia et Bari, sous des ombrelles colorées pour se protéger du soleil. Les Iraniennes, épuisées de fatigue, pour qui le voyage ne faisait que commencer car elles allaient plus loin, bien plus loin, en France ou en Angleterre. Donato les contemplait. Silencieux. Lorsqu'une d'entre elles voyageait seule, il se débrouillait toujours pour lui rendre son argent avant qu'elle ne quitte la barque. Et chaque fois, lorsque la femme levait sur lui de grands yeux étonnés, le remerciant à voix basse, ou lui baisant les mains même, il murmurait : "Pour Alba" et il se signait. Alba était son obsession. Il avait pensé, au début, demander aux Albanais qu'il transportait s'ils la connaissaient, mais il savait que tout cela était vain. Il restait muet. Il fourrait dans la main des femmes seules les liasses de billets qu'elles lui avaient elles-mêmes tendues quelques heures plus tôt. Pour Alba. Pour Alba, disait-il. Et il pensait : "Pour Alba à qui j'ai tout pris. Pour Alba que j'ai laissée dans un pays qui en a probablement fait une esclave." Les femmes, souvent, lui caressaient alors la joue du bout du doigt. Pour le bénir et le recommander au ciel. Elles le faisaient avec délicatesse comme on le fait à un enfant, car elles sentaient bien que cet homme silencieux, ce passeur taciturne n'était rien d'autre qu'un enfant qui parle aux étoiles.

(...)

"Elia dut se rendre à l'évidence : son frère avait disparu.
"Cette disparition lui laissa au fond du coeur une entaille à vif. Certaines nuits d'insomnie, il priait pour que son frère ne soit pas mort englouti dans une tempête. Cette idée lui était insupportable. Il imaginait les derniers instants dans le déchaînement des vagues. Les cris du désespéré. Il lui arrivait de pleurer en imaginant cette mort misérable de solitude, la mort des naufragés qui n'ont qu'à se signer face au ventre sans fond de la mer.

"Donato ne mourut pas dans une tempête. Le dernier jour de sa vie, il glissait doucement au fil de l'eau. Les vagues ballottaient sa barque sans violence. Le soleil frappait et se réverbérait sur l'immensité de la mer, lui brûlant la peau du visage. "C'est étonnant d'être brûlé au milieu de l'eau, pensa-t-il. Je sens le sel. Partout autour de moi. Sur mes paupières. Sur mes lèvres. Au fond de ma gorge. Je serai bientôt un petit corps blanc, recroquevillé au fond de ma barque. Le sel aura rongé mes eaux, mes chairs, il me conservera comme il conserve les poissons sur les étals des marchands. La morsure du sel, c'est de cela que je vais mourir. Mais c'est une mort lente et il me reste du temps. Le temps de laisser couler encore un peu d'eau à mes côtés."

(...)

"Il mit sa barque dans l'axe du soleil, au centre du chemin de lumière. Il ne restait plus qu'à avancer. Jusqu'au bout. Le soleil lui brûlait l'esprit mais jusqu'au bout il continua à parler.

""J'avance. Je suis escorté par un long banc de poulpes. Les poissons entourent ma barque et la portent sur leurs dos d'écailles. Je m'éloigne. Le soleil me montre le chemin. Je n'ai qu'à suivre sa chaleur et soutenir son regard. Il se fait moins aveuglant pour moi. Il m'a reconnu. Je suis un de ses fils. Il m'attend. Nous plongerons ensemble dans les eaux. Sa grande tête hirsute de feu fera frémir la mer. De gros bouillons de vapeur signaleront à ceux que je quitte que Donato est mort. Je suis le soleil... Les poulpes m'accompagnent... Je suis le soleil... Jusqu'au bout de la mer...""

In Le soleil des Scorta, Laurent Gaudé, 2004


Notre mer d'indifférence