vendredi 14 mars 2014

Il Transalpino

"Ma mère m'envoie fidèlement des journaux où je vois que des Italiens fournissent ample matière aux faits divers de notre ville, tantôt couverts de fleurs au lendemain des catastrophes minières où ils ont péri, tantôt décorés comme sauveteurs héroïques, tantôt couronnés dans les concours de chant ou d'accordéon, tantôt réputés pour la sauvagerie de leurs moeurs dans les affaires de jeu, de ménage ou d'argent (affaires que les Siciliens arrangent de préférence au couteau, les Polonais à la hache, les Tchèques en jetant les gens par les fenêtres). Aussi n'est-il pas de friponnerie dont mes compatriotes ne recherchent instinctivement l'auteur dans les cantines et baraquements pour étrangers, par un préjugé propre à favoriser merveilleusement l'impunité des délinquants indigènes. Et je me plais à imaginer, languissant en ce moment sur la paille des cachots de ma ville et remâchant des pensées analogues aux miennes, le Mario ou le Giuseppe dont je lis dans le journal qu'il est soupçonné d'avoir cambriolé l'appartement de la rentière, participé au tapage nocturne ou courtisé d'un peu près la gamine du voisin. "Le Transalpin nie énergiquement", ajoute le journal. C'est drôle : j'ai entendu l'autre jour deux gardiens qui parlaient de moi en m'appelant pareillement il Transalpino. J'ai éclaté de rire. On est toujours le Transalpin de quelqu'un. Cela m'a mené à de nouvelles réflexions sur l'irréalité de mon sort et la relativité de la condition humaine. Les hommes ne conçoivent de réel que les Alpes qui les séparent. "

In Tempo di Roma, Alexis Curvers, Ed. Robert Laffont 1957, Ed. Labor 1991

1 commentaire:

  1. J'ai, à chaque nouvel extrait, un peu plus envie de lire ce livre... Il sera parfait pour l'été. Merci!

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