dimanche 2 mars 2014

Les primevères de Vaillagou

"Martin Vaillagou est né le 28 juillet 1875 dans le Quercy. Il épouse Eugénie en 1900 et vient vivre avec elle à Malakoff, près de Paris. Là, le couple fonde une entreprise de maçonnerie qui devient prospère. Deux enfants naissent : Maurice en 1904, Raymond en 1909. Mobilisé comme ses quatre frères, le soldat Vaillagou est tué avec seize autres hommes dans une embuscade au coeur d'un petit bois, dans la région de Mourmelon, le 25 août 1915. Un mois plus tard, deux de ses frères tombent au combat le même jour.

Voici pour Maurice,
Je vais exaucer les voeux à Maurice dans la mesure du possible. D'abord pour les lignes de combat, je vais tracer un plan au dos de cette feuille que tu pourras suivre et expliquer à maman à moins que maman comprenne mieux que Maurice. Pour les balles allemandes, je pourrai le faire. J'en apporterai quand je reviendrai. Pour le casque de Prussien cela n'est pas sûr. Ce n'est pas maintenant le moment d'aller les décoiffer. Il fait trop froid, ils pourraient attraper la grippe. Et puis, mon pauvre Maurice, il faut réfléchir que les Prussiens sont comme nous. Il y a des papas qui sont à la guerre et des petits enfants comme toi qui sont avec leur maman. Vois-tu qu'un garçon prussien écrive à son père la même chose que toi et qu'il lui demande un képi de Français, et si ce papa prussien rapportait un képi de Français à son petit garçon et que ce képi fût celui de ton papa ? Qu'est-ce que tu en penses ? Tu conserveras ma lettre et tu la liras plus tard quand tu seras grand. Tu comprendras mieux. A la place du casque de Prussien, je vais t'envoyer à toi, à Raymond, maman peut les recevoir aussi, des petites fleurs de primevères que les petits enfants (garçons et filles) du pays où je suis cueillaient autrefois et qui faisaient leur joie, et que moi, le grand enfant, j'ai cueilli cette année dans leur jardin pour te les envoyer. (Je ne les vole pas, elles se perdraient tout de même.) Je vous les envoie pour que vous pensiez un peu à leur malheur de n'être plus dans leur maison. Je vois, je mets même mes ustensiles de cuisine sur un petit dodo des ces petits enfants. Il y en a là deux même que je ne peux voir sans penser à vous et les larmes aux yeux me disent que vous êtes tout de même heureux par rapport aux autres.

Suippe (Marne), le 26 août 1914
VAILLAGOU Martin à ses deux fils Maurice et Raymond
Mes chers petits, 
Du champ de dévastation où nous sommes je vous envoie ce bout de papier avec quelques lignes que vous ne pouvez encore comprendre. Lorsque je serais revenu je vous en expliquerai la signification. Mais si le hasard voulait que nous ne puissions les voir ensemble vous conserverez ce bout de papier comme une précieuse relique ; vous obéirez et vous soulagerez de tous vos efforts votre maman pour qu'elle puisse vous élever et vous instruire jusqu'à ce vous puissiez vous instruire vous-mêmes pour comprendre ce que j'écris sur ce bout de papier. Vous travaillerez toujours à faire l'impossible pour maintenir la paix et éviter à tout prix cette horrible chose qu'est la guerre. Ah ! la guerre quelle horreur ! villages incendiés animaux périssant dans les flammes. Etres humains déchiquetés par la mitraille : tout cela est horrible. Jusqu'à présent les hommes n'ont appris qu'à détruire ce qu'ils avaient créé et à se déchirer mutuellement. Travaillez, vous, mes enfants, avec acharnement à créer la prospérité et la fraternité de l'univers. Je compte sur vous et vous dis au revoir probablement sans tarder
Votre père qui du front de bataille vous embrasse avec effusion.

Martin VAILLAGOU, soldat au 131e territorial, 5e compagnie"

In Les Poilus - Lettres et témoignages des Français dans la Grande Guerre (1914-1918), Jean-Pierre Guéno, Librio n°1083, 2013, édition du centenaire, pp. 37-38

1 commentaire:

  1. cent ans plus tard, alors que sortent ici les premières primevères, ces mots résonnent avec puissance, mais nous n'avons que des sanglots... difficiles à ravaler... des guerres et encore des guerres et des êtres déchiquetés, à croire que la guerre est l'autre nom d'une nature que l'on croyait humaine.

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