mardi 1 avril 2014

Comme une pierre sur le sable

"Mais, venant d'une direction que je ne soupçonne pas encore, voici que s'approche le miracle de la libération. Cela peut se produire sur le rivage, et la même éternité qui, tout à l'heure, suscitait mon effroi est maintenant le témoin de mon accession à la liberté. En quoi consiste donc ce miracle ? Tout simplement dans la découverte soudaine que personne, aucune puissance, aucun être humain, n'a le droit d'énoncer envers moi des exigences telles que mon désir de vivre vienne à s'étioler. Car si ce désir n'existe pas, qu'est-ce qui peut alors exister ?

(...)

(...) Je peux reconnaître que la mer et le vent ne manqueront pas de me survivre et que l'éternité se soucie peu de moi. Mais qui me demande de me soucier de l'éternité ? Ma vie n'est courte que si je la place sur le billot du temps. Les possibilités de ma vie ne sont limitées que si je compte le nombre de mots ou le nombre de livres auxquels j'aurai le temps de donner le jour avant de mourir. Mais qui me demande de compter ? Le temps n'est pas l'étalon qui convient à la vie. Au fond, le temps est un instrument de mesure sans valeur car il n'atteint que les ouvrages avancés de ma vie.

Mais tout ce qui m'arrive d'important et tout ce qui donne à ma vie son merveilleux contenu : la rencontre avec un être aimé, une caresse sur la peau, une aide au moment critique, le spectacle du clair de lune, une promenade en mer à la voile, la joie que l'on donne à un enfant, le frisson devant la beauté, tout cela se déroule totalement en dehors du temps. Car peu importe que je rencontre la beauté l'espace d'une seconde ou l'espace de cent ans. Non seulement la félicité se situe en marge du temps mais elle nie toute relation entre celui-ci et la vie.

Je soulève donc de mes épaules le fardeau du temps et, par la même occasion, celui des performances que l'on exige de moi. Ma vie n'est pas quelque chose que l'on doive mesurer. Ni le saut du cabri ni le lever du soleil ne sont des performances. Une vie humaine n'est pas non plus une performance, mais quelque chose qui grandit et cherche à atteindre la perfection. Et ce qui est parfait n'accomplit pas de performance : ce qui est parfait oeuvre en état de repos. Il est absurde de prétendre que la mer soit faite pour porter des armadas et des dauphins. Certes, elle le fait - mais en conservant sa liberté. Il est également absurde de prétendre que l'homme soit fait pour autre chose que pour vivre. Certes, il approvisionne des machines et il écrit des livres, mais il pourrait tout aussi bien faire autre chose. L'important est qu'il fasse ce qu'il fait en toute liberté et en pleine conscience de ce que, comme tout autre détail de la création, il est une fin en soi. Il repose en lui-même comme une pierre sur le sable."

In Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Stig Dagerman, 1952, traduit du suédois par Philippe Bouquet


08.04.14. : Comme un écho venu du froid : Residency at L/R

3 commentaires:

  1. Je comprends que cela fasse partie de tes moissons.
    Je crois avoir déjà dit ce que je pense de ce texte magnifique qui a foudroyé quelques-uns de ma génération au moment de sa ré-édition. Ses mots ont mis de la splendeur sur le désespoir, de cette splendeur qui nous éblouissait lorsque nous étions plus jeunes, je ne conserve aujourd'hui que le déchirement. Sa lecture répond bien à ce que dit le titre qui, de ce fait, devient programmatique : il m'interdit tout réconfort et sa beauté même est inconfort.
    Aujourd'hui je ne peux lire, en substance, que "la mer conserve sa liberté", ce n'est que projection de représentations humaines, pas plus que la nature n'est bonne ni mauvaise, la mer n'est libre ni captive. De mon point de vue, le paradoxe de ce passage se trouve précisément à la fin : toute la différence entre l'homme et la mer, l'homme et la pierre (superbe image de la "pierre sur le sable"), c'est précisément que si l'homme possède la conscience, la "pleine conscience" d'être "une fin en soi" cette même conscience le lie au choix. Le choix d'agir ou de résister, de refuser la "performance". On ne sort pas d'une morale de l'action, qui peut être de ne pas agir et de choisir de "repose(r) en lui-même comme une pierre sur le sable".

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    1. Je le lis et le comprends comme le discours d'un homme qui suffoque et qui entrevoit une petite lueur dans sa nuit dans le fait de se dire que l'homme est un élément de la création, comme la mer, le vent... et la seule chose qu'on lui "demande" c'est d'exister au même titre que les autres éléments. C'est une petite consolation qui lui permet de fuir un court instant l'arrogance de l'humanité. (Mais qui ne suffira pas à le sauver de cette oppression mortifère).

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  2. http://www.franceculture.fr/emission-les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance-philosopher-avec-bergman-44-fanny-et-alexandre-les-

    A propos des "nordistes" que je trouve toujours assez inquiétants et du rapport au temps, cette émission qui réfléchit sur le temps chez Bergman via Kierkegaard.

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