jeudi 10 avril 2014

Le monde merveilleux

"Là, coquillages, algues, madrépores déployaient leurs splendeurs avec une magnificence orientale. Le premier coup d'oeil était un ravissement ; mais le passant n'avait rien vu, qui s'en tenait à ce premier regard : pour peu que je demeurasse immobile, penché comme Narcisse au-dessus de la surface des eaux, j'admirais lentement ressortir de mille trous, de mille anfractuosités du roc, tout ce que mon approche avait fait fuir. Tout se mettait à respirer, à palpiter ; le roc même semblait prendre vie et ce qu'on croyait inerte commençait timidement à se mouvoir ; des êtres translucides, bizarres, aux allures fantasques, surgissaient d'entre le lacis des algues ; l'eau se peuplait ; le sable clair qui tapissait le fond, par places, s'agitait, et, tout au bout de tubes ternes, qu'on eût pris pour de vieilles tiges de jonc, on voyait une frêle corolle, craintive encore un peu, par petits soubresauts s'épanouir.

Tandis que Marie lisait ou tricotait non loin, je restais ainsi, durant des heures, sans souci du soleil, contemplant inlassablement le lent travail rotatoire d'un oursin pour se creuser un alvéole, les changements de couleur d'une pieuvre, les tâtonnements ambulatoires d'une actinie, et des chasses, des poursuites, des embuscades, un tas de drames mystérieux qui me faisaient battre le coeur. Je me relevais d'ordinaire de ces stupeurs, ivre et avec un violent mal de tête."

Et précédemment dans le livre, à propos de sa passion pour l'entomologie :

"Je doute si jamais livres, musiques ou tableaux me ménagèrent plus tard autant de joies, ni d'aussi vives, que ne faisaient dès ces premiers temps les jeux de la matière vivante."

In Si le grain ne meurt, André Gide, 1926

1 commentaire:

  1. Ce "monde merveilleux", à portée d'yeux d'un enfant, lorsque gorgones et anémones s'ouvraient et se balançaient au milieu de jardins sous-marins sans qu'il soit même nécessaire de franchir le miroir d'eau, est aujourd'hui, ici, un monde disparu. Les côtes ravagées sont des déserts stériles, grisâtres et morts. Tu as dû en voir quelques éclats aux Embiez lorsque tu regardais les fonds avec un masque et un tuba... et comment s'appelait ce jeune-homme qui vous accompagnait ? son nom commençait pas un R il me semble...
    Ce texte fait remonter tant et tant de souvenirs, tant d'images, tant de moments en des lieux perdus du passé mais aussi en des lieux transformés... et maintenant que tu le cites, avec ce terme de "madrépores" qui me frappa et que je découvris dans une dictée de la classe de 5ème ou 4ème, je comprends que ce passage de Gide fut sûrement à l'origine d'une certaine inspiration, au tout début des années 80, quand tu n'étais toi-même qu'une petite crevette.

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